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La semaine dernière, ce qui a fait le plus de bruit à VivaTech, ce n’était pas les pitchs de milliers de startuppers. C’était l’annonce du partenariat NVIDIA x Mistral.

Jensen Huang, le patron de NVIDIA a brillé au dîner présidentiel du 11 juin.
Sa tournée européenne, baptisée Sovereign AI, s’est calée pile sur VivaTech et la London Tech Week.
La GTC — pour GPU Technology Conference — est l’événement annuel de NVIDIA. Cette année, sa keynote parisienne tombait pendant VivaTech. Coïncidence ? Pas vraiment.
Après avoir distribué des GPUs aux Français comme un Père Noël, Huang a redoublé avec 10 000 GPU aux Allemands.
Il a aussi promis des projets pour l’Italie et l’Espagne.

Son passeport est américain, sa nationalité aussi taïwanaise. Il a collecté les tampons européens toute la semaine.
À Paris, il a même challengé la politique extraterritoriale américaine.
Avec son blouson de moto et sa vision mondiale, il n’a peur de rien.

NVIDIA n’envoie pas une rockstar pour jouer les VRP.
Ce n’est pas juste un CEO charismatique qui anime la compétition entre acheteurs.
Il y a derrière ça autre chose. Plus vaste. Plus stratégique.
Quelque chose que le mot “souveraineté” ne suffit plus à contenir.

On va déchiffrer ensemble l’annonce du partenariat Mistral x NVIDIA.

Les GAFAMs se battent pour les puces NVIDIA

En 2024, Microsoft et Meta possédaient chacun 150 000 GPU H100 (Omdia). La production totale chez NVIDIA en 2023 est estimée à 1 million de puces.

D’un côté, NVIDIA détient 92 % du marché des GPU pour data centers (IOT Analytics) . De l’autre, les hyperscalers américains représentent 50 % de ses revenus. À ce stade, vendre des cartes pour gamers, c’est presque du merchandising. Le vrai business de NVIDIA, c’est l’infrastructure IA à l’échelle planétaire.

ReArm Europe, c’est un plan militaire de 800 milliards d’euros sur 4 ans pour le vieux continent. Pendant ce temps, Google, Amazon, Meta et Microsoft ont investi 330 milliards de dollars en 2024 dans leur CAPEX cloud (ft.com).
Leur modèle économique ? Vendre du calcul à l’heure. Une instance H100 (8 GPU) chez AWS coûte 98 dollars de l’heure.

On est en train de regarder Godzilla et les Kaijus se battre dans la baie de Tokyo. Et pendant qu’on reste hypnotisés par le choc des titans, d’autres pays posent silencieusement les fondations de leur puissance technologique.

Stargate UAE – Les GPUs comme monnaie diplomatique

L’Amérique reste le marché domestique de NVIDIA. Pour les autres pays, accéder aux puces devient une affaire de diplomatie. Les Émirats arabes unis, eux, ont trouvé leur solution : s’arrimer au projet Stargate américain. Ce programme, dévoilé en grande pompe dans le Bureau ovale par Oracle, OpenAI et SoftBank, prévoit 500 milliards de dollars d’investissements dans l’intelligence artificielle.

À Abu Dhabi, la holding G42 pilote l’ambition émiratie. Elle emploie 25 000 personnes et opère déjà dans la santé, la défense ou le cloud. Elle vise désormais un data center de classe gigawatt. Ce sera Stargate UAE : un cluster IA de 200 mégawatts prévu dès 2026, soit une dizaine de bâtiments. Ce projet est mené aux côtés d’OpenAI, Oracle et SoftBank, avec un pilotage assuré par MGX, un fonds souverain émirati. L’enveloppe ? 100 milliards de dollars.

Mais au cœur du projet, on trouve les puces Grace‑Blackwell de NVIDIA. Et les États-Unis posent leurs conditions (Reuters). Avant d’autoriser l’exportation de 500 000 puces en 2025, ils exigent que 80 % soient réservées aux hyperscalers américains, ne laissant que 100 000 unités aux Émirats. Surtout, Washington demande à G42 de rompre ses liens avec la Chine.

Le compute, aujourd’hui, se négocie aussi durement qu’un contrat de sous-marins nucléaires en Australie.

Les Saoudiens ont du nez, ils ont le PIF.

Le PIF, c’est le Public Investment Fund. Un bras financier dédié à la souveraineté saoudienne. Ça ressemble à Bpifrance, mais avec un agenda bien différent. Leur stratégie de souveraineté sur le compute est exemplaire : ils diversifient leurs fournisseurs pour ne dépendre de personne.

D’un côté, ils ont commandé 18 000 GPU Grace‑Blackwell (source humain.ai). Ils ne comptent pas rester sur le banc de touche. Leur ambition : mettre Riyad sur la carte mondiale du compute, et servir aussi bien l’Afrique que l’Asie.

Mais surtout, ils ne veulent pas rester enfermés dans l’écosystème NVIDIA. Un partenariat a été annoncé avec AMD — même si aucune commande publique n’a été officialisée. En parrallèle, le PIF a aussi investi dans Cerebras et Groq, deux architectures IA qu’on a déjà déchiffrées lors du Sommet IA à Paris.

Groq s’appuie sur des LPU (Layer Processing Units) : là où les GPU calculent des vecteurs, et les TPU des tenseurs, Groq calcule un layer entier de neurones.

Cerebras, lui, mise sur des NPU (Neural Processing Units). Chaque cœur joue le rôle d’un neurone, et leur chip les relie bien plus efficacement qu’une carte mère classique.

Les NVIDIA-killers sont là. Et les Saoudiens ont misé pour être au premier rang.

Ils savent aussi que le vrai pouvoir ne se joue pas uniquement dans les puces. Il se joue au-dessus et en dessous.

Au-dessus, ce sont les modèles. Le PIF a investi dans Mistral (France), Cohere (Canada), Anthropic (USA, créateur de Claude, le concurrent d’OpenAI). Et aussi dans Databricks, devenu un outil incontournable chez les grands groupes du CAC40.

En dessous, ce sont les capacités industrielles. Avec ALAT, filiale du PIF lancée début 2024, l’Arabie saoudite veut produire localement : électronique, semi-conducteurs, IA embarquée, edge computing.
Les chiffres annoncés sont colossaux : 100 milliards de dollars investis, 39 000 emplois créés, et une contribution de 9,3 milliards de dollars au PIB non pétrolier.

Un pôle saoudien qui attire la Russie et la Chine

Le bloc sino-russe a son propre fonds souverain : le Russia‑China Investment Fund (RCIF). Ce fonds vient d’annoncer un investissement de 500 millions de dollars supplémentaires dans le PIF saoudien — déjà abondé à hauteur de 2 milliards par Riyad.

L’Arabie saoudite ne construit pas qu’une filière IA. Elle trace une stratégie d’indépendance, en s’affichant hors du camp américain.

Pourtant, elle reste contrainte par la réalité : il n’existe pas d’alternative crédible à NVIDIA. Et surtout, les États-Unis contrôlent les exportations de leurs GPU comme on contrôle les ogives nucléaires.

Pour contourner ces règles, Riyad avance sous les radars : 18 000 puces, c’est sous le seuil qui nécessite un accord diplomatique. Mais au-delà — 100 000, comme les Émirats le souhaitent — il faudra négocier, promettre, s’aligner.

Le paradoxe est là : les Saoudiens veulent s’afficher non-alignés, mais ils ne peuvent pas encore se passer de la technologie américaine. Leur souveraineté compute se construit dans l’équilibre fragile entre ambition politique… et dépendance technique.

La vraie ligne rouge : pas de Blackwell Chine

Les États-Unis contrôlent les exportations de puces IA pour une raison claire : empêcher Pékin de rattraper Washington dans la course à l’intelligence artificielle.

Les GPU Blackwell sont sous embargo total vers la Chine. Et les pays hors OTAN, comme l’Arabie saoudite ou les Émirats, sont surveillés de près : Washington veut éviter qu’ils servent de passe-plat involontaire pour alimenter la capacité de calcul chinoise.

NVIDIA, de son côté, ne peut pas se permettre de voir sa technologie entre les mains de ses futurs concurrents. Le vrai NVIDIA-killer est peut-être déjà en gestation dans un labo d’Alibaba.

Et si TSMC — installé à Taïwan, à seulement 10 minutes de vol pour l’aviation chinoise — tombait sous contrôle de Pékin, la souveraineté technologique mondiale pourrait basculer du jour au lendemain.

Mettre l’Europe sur la carte du calcul mondial

L’Europe veut exister sur la carte mondiale du compute. Et NVIDIA joue le jeu.

La séquence « Sovereign AI » — Londres, Paris, Berlin, Rome, Madrid — ressemble à une tournée diplomatique. Parce que c’en est une. Comparable à une tournée présidentielle pour vendre des Rafales ou des frégates.

À Paris, 18 000 GPU Grace‑Blackwell seront installés avec Mistral et Scaleway. À Berlin, 10 000 GPU déployés avec Deutsche Telekom.
Ces déploiements restent en dessous des seuils d’autorisation d’exportation. La France et l’Allemagne, membres du réseau de renseignement Five Eyes élargi, ne posent pas de problème à Washington.

Mais la stratégie est claire. Dans chaque pays européen, Jensen Huang veut placer ses GPU dans les mains d’un acteur local — souverain, industriel, non américain.

L’Europe est une plaque de cuivre. Et elle va chauffer au rythme des Blackwell.
Goldman Sachs estime que l’IA représentera jusqu’à 25 % de la consommation électrique américaine en 2030. On peut parier que le vieux continent suivra.

L’objectif NVIDIA x Mistral : dominer le marché mondial… sans dépendre des États-Unis

Leur objectif est clair : continuer à dominer le marché mondial du compute IA.
Chaque zone d’ombre où les Blackwell ne peuvent pas s’installer est une opportunité pour un concurrent de grandir.

Et surtout, pour garder cette avance, NVIDIA doit sortir de l’orbite américaine.

Tant qu’il dépend des hyperscalers — Google, Microsoft, Amazon — tous basés aux États-Unis, il ne peut pas vraiment challenger la diplomatie américaine.
Et inversement : les États ont besoin que les data centers IA à l’étranger ne soient pas tous opérés par des hyperscalers américains.

En toile de fond, ASML, l’industriel néerlandais, fabrique les seules machines capables de graver les puces que TSMC produit pour NVIDIA.
Jusqu’ici, les Pays-Bas sont restés alignés sur la politique américaine.

En s’appuyant sur des partenaires souverains en Europe, NVIDIA renforce son autonomie… et son poids face à Washington.

18 000 puces, c’est beaucoup… et pas tant que ça

On est loin des volumes dont disposent les hyperscalers américains.
Mais ce n’est pas non plus une première dose pour appâter le client.

Le futur datacenter Mistral Compute en Essonne accueillera 18 000 GPU Grace‑Blackwell d’ici 2026. Il consommera 40 MW — un premier défi industriel.
Les équipes de Scaleway devront innover pour gérer le refroidissement d’un tel site.

D’ailleurs, une extension à 100 MW est déjà prévue. Le passage à l’échelle est anticipé.

Et surtout, cette infrastructure permet aux acteurs souverains de produire sans dépendre des hyperscalers américains.
De vendre leurs premiers services IA, d’apprendre, de s’organiser.

Ainsi, NVIDIA ne vend pas que des puces. Il ne défend pas la souveraineté des européens. Ils construit sa souveraineté en cherchant à diversifier ses clients.

Damien Cavaillès

Auteur Damien Cavaillès

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